Le socialisme des intellectuels

Auteur·e·s : Machajski Jan Wac?aw, Skirda Alexandre

Éditeur : Spartacus

2014 | 1 vol. (332 p.) | 18,00 €

Marx et Engels ayant placé la lutte des classes au centre de leur analyse historique et en ayant déduit la perspective de l’avènement d’une société sans classes, il est logique que ce soit parmi ceux qui combattaient pour un tel avènement que se soient exprimés les premiers doutes sur le chemin qu’ils semblaient tracer pour y parvenir ; Bakounine, dès 1873, exprimait ainsi ses craintes : « Ils [les communistes autoritaires] prendront en main les rênes du gouvernement, parce que le peuple ignorant a besoin d’une bonne tutelle… Les marxistes prétendent que seule la dictature, bien entendu la leur, peut créer la liberté du peuple ; à cela nous répondons qu’aucune dictature ne peut avoir d’autre but que de durer le plus longtemps possible et qu’elle est seulement capable d’engendrer l’esclavage dans le peuple qui la subit, et d’éduquer ce dernier dans cet esclavage. »

À la fin du XIXe siècle, le développement rapide de l’industrie en Russie amène une partie de l’intelligentsia – cette petite minorité ayant fait des études secondaires – à s’intéresser au marxisme ; c’est en se référant à ses principes que se crée en 1898 le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Le programme qu’il adopte, c’est celui de la mobilisation du prolétariat pour le renversement de l’absolutisme tsariste dont la bourgeoisie russe, trop faible, est incapable, et la démocratisation de la société nécessaire au développement économique et au progrès de la classe ouvrière.

Dès cette époque, un révolutionnaire polonais, Jan Maclav Makhaïski, analysant les œuvres de Marx et les projets des partis qui s’en réclament, aboutit à une conclusion extrême : pour lui, l’idéologie socialiste dissimule en fait les intérêts d’une nouvelle classe ascendante formée par la « couche cultivée », les travailleurs intellectuels. En effet, ses partisans considèrent que cette couche, qui bénéficie pourtant de la redistribution de la plus-value extraite du travail productif, n’est pas une couche exploiteuse. Makhaïski affirme donc que les « capitalistes du savoir » cherchent à séduire les prolétaires et à les entraîner à l’assaut de cette petite minorité que constituent les « capitalistes de l’avoir », financiers, industriels et grands propriétaires, non pour détruire le capitalisme mais pour l’aménager au mieux de leurs intérêts. Exilé, comme nombre de révolutionnaires russes, il rentre en Russie en 1917. Mais, dès 1918, il déclare que si les bolcheviks se sont révélés plus radicaux qu’il ne l’envisageait en rompant avec le parlementarisme, l’hostilité de la « couche cultivée » envers la révolution ouvrière a vite calmé leur ardeur : « Ils ne luttent pas pour l’émancipation de la classe ouvrière mais ne font avant tout que défendre les intérêts des couches inférieures de la société bourgeoise et de l’intelligentsia. »

Makhaïski n’eut qu’un disciple avoué, Max Nomad (Max Nacht). Celui-ci publia en 1934 un court article intitulé Capitalisme sans capitalistes, dans lequel il généralise la thèse de Makhaïski ; ce n’est pas qu’à travers l’arrivée au pouvoir d’un parti socialiste que les intellectuels peuvent étendre leur domination sur la société. D’autres mouvements, d’autres tendances vont dans le même sens : le capitalisme privé a fait son temps, il a ouvert le chemin à son successeur : « …une nouvelle couche de managers, d’organisateurs, de techniciens et d’autres salariés qualifiés qui ont progressivement pris en charge toutes les fonctions de direction technique et commerciale… C’est cette nouvelle classe moyenne qui, ayant crû en nombre et en importance d’une façon ou d’une autre, pourrait, grâce à l’État, acquérir la maîtrise véritable et complète de toute la formation sociale. » Paul Mattick, un révolutionnaire d’origine allemande, lui répond dans un article intitulé Dictature des intellectuels ?[1] Mattick reconnaît bien sûr la croissance très importante des couches salariées non ouvrières et le rôle des professions « industrielles ». Il admet donc que les couches « intellectuelles » ne se limitent plus aux seuls professeurs, journalistes, avocats ou médecins, mais il écrit cependant : « Les intellectuels ne remplissent pas de fonction économique… Les intellectuels n’ont à remplir que des fonctions techniques ou idéologiques au profit du capital ; leurs capacités n’ont aucune relation directe avec l’économie sociale. » Ils n’auraient donc pas la possibilité de se constituer en classe dominante. Dans la même période, James Burnham, rompant avec Trotski, prédit l’avènement de l’ « ère des organisateurs » : il ne se réfère nullement à Makhaïski, mais voit une évolution convergente des régimes de capitalisme étatique et de capitalisme privé qui aboutira à l’éviction de la bourgeoisie capitaliste de sa place dominante[2]. Trente ans plus tard, indépendamment de ces deux courants, des militants s’appuyant sur la méthode d’analyse de Marx et d’Engels croient voir dans les événements à caractère révolutionnaire de mai 1968 l’émergence d’une nouvelle classe ayant la prétention, par sa domination des rouages de la production, de la gestion et de la communication de masse, à devenir hégémonique[3].

Sous des formes nouvelles, la critique que Makhaïski adressait aux socialistes marxistes de son époque resurgit donc périodiquement en s’élargissant ; il est donc particulièrement intéressant, pour juger de leur validité, d’apprécier la valeur qu’ont pu conserver ses analyses.

Jan Waclav Makhaïski est né en 1866 dans la partie de la Pologne annexée par l’empire russe. Emprisonné, puis déporté en Sibérie de 1891 à 1902, il s’évade et s’installe à Genève. Après un bref retour en Russie en 1906, il y revient définitivement en 1917 et meurt à Moscou en 1926.

Alexandre Skirda, le présentateur et traducteur de l’ouvrage, historien spécialiste du monde slave, met au jour depuis plus de quarante ans des épisodes occultés de son histoire, et notamment de celle des mouvements révolutionnaires de l’empire russe. Il est en particulier l’auteur de Nestor Makhno, le cosaque libertaire, de Kronstadt 1921, prolétariat contre dictature communiste et de La traite des Slaves, l’esclavage des Blancs du VIIIe au XVIIIe siècle. On trouvera chez Spartacus son Autonomie individuelle et force collective, une histoire des relations difficiles entre le mouvement anarchiste et la question de l’organisation des origines jusqu’aux années 1970.

[1]. Paul Mattick, Dictatorship of the Intellectuals ? in International Council Correspondence, vol. 2, n°7, juin 1936, p.12 à 36 ; on en trouvera la traduction complète, par Informations et correspondance ouvrière, reprise dans Paul Mattick, Le marxisme hier, aujourd’hui et demain.

[2]. On trouvera une critique de cette thèse dans P.L. Tomori, Qui succèdera au capitalisme ?, Spartacus, 1947.

[3]. Voir André Fontaine, Les socialismes : l’Histoire sans fin, Spartacus, 1992.


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